L'Homme serait-il mauvais ? Les comportements bénéfiques envers les autres semblent défier le principe de la sélection naturelle, qui met l'accent sur la survie et la reproduction des individus les mieux adaptés. Nous allons voir, à travers le célèbre dilemme du prisonnier, comment la théorie des jeux nous permet de comprendre certaines dynamiques des relations humaines.

La théorie des jeux

La théorie des jeux est un domaine des mathématiques qui étudie les interactions stratégiques entre deux ou plusieurs parties, qu'on appelle joueurs, dans des situations où le résultat dépend des choix de chacun.

Cette théorie a été développée par des mathématiciens et des économistes, et elle est utilisée dans de nombreux domaines, comme l’économie, la politique, et même la biologie. Elle aide à comprendre comment les gens, les entreprises, ou même les animaux, prennent des décisions dans des situations complexes.

Il y a 2 concepts clés dans la théorie des jeux : les stratégies et les gains. Les stratégies sont les choix que les joueurs font, et les gains sont les récompenses ou les résultats obtenus en fonction de ces choix.

Le jeu peut être séquentiel, comme dans un jeu d'échec par exemple, où à chaque tour, notre choix de bouger une pièce plutôt qu'une autre dépend de ce qu'on l'on pense que notre adversaire va jouer. Mais le jeu peut aussi être simultané, comme le pierre-feuille-ciseaux (ou chifoumi). Dans les deux cas, nous essayons d'anticiper les mouvements possibles de l'adversaire, il y a une stratégie.

Les deux jeux cités sont des "jeux à somme nulle", c'est-à-dire que les gains de l'un sont très exactement les pertes de l'autre. Ce sont des jeux où il doit forcément y avoir un perdant et un gagnant. Il existe aussi des "jeux à somme non nulle" où la somme des gains et des pertes n'est pas constante, cela signifie que les joueurs peuvent tous bénéficier ou perdre en fonction de la manière dont ils prennent leur décisions. On retrouve ceci dans un jeu coopératif, mais également lors de négociations commerciales, de partage de ressources, d'alliances militaires ou de marchandage.

Le dilemme du prisonnier

Un exemple connu est le dilemme du prisonnier : Deux suspects sont arrêtés et placés en détention, ils sont coupables et complices mais la police n'a pas suffisamment de preuves pour les condamner lourdement. On donne à chaque prisonnier, qui ne peuvent communiquer entre eux, deux options : coopérer en gardant le silence ou dénoncer l'autre.

Les résultats possibles sont que :

  • Si les deux coopèrent et gardent le silence, ils reçoivent une peine légère (1 an de prison chacun),
  • Si un coopère et que l'autre trahit, le traître est libéré et l'autre reçoit une peine sévère (10 ans de prison),
  • Si les deux se trahissent, ils reçoivent une peine modérée (5 ans de prison chacun).
les choix et conséquences du dilemme

Pour une personne extérieure, il semble évident qu'il vaut mieux garder le silence. Mais dans la situation où l'on participe au jeu, et donc qu'il nous est impossible de nous assurer du choix de l'autre, le choix le plus rationnel incite donc les deux prisonniers à dénoncer leur complice, car les risques potentiels sont trop importants par rapport aux bénéfices, surtout quand on ajoute les incertitudes.

On pourrait très vite se dire que dans un contexte de survie, il faudrait ainsi privilégier la trahison pour optimiser le résultat. Mais cela serait oublier que ce dilemme du prisonnier est un jeu où il n'y a qu'un seul tour possible. En effet, s'il n'y a qu'un tour de jeu, la tentation de trahir est grande, mais si vous ne pouviez pas savoir quand est-ce que le jeu se termine, que choisiriez-vous alors ?

L'évolution sociale

Robert Axelrod, dans son livre "L'évolution de la coopération", fait l'étude de ce dilemme en répétant le jeu des centaines de fois au travers d'un tournoi informatique où chaque participant peut créer différentes stratégies plus ou moins complexes du genre :

Tous ces algorithmes sont mis en compétition à l'aide d'un programme informatique dans de multiples batailles comme dans l'exemple suivant :

Contrairement à ce que cette animation laisse supposer, il s'avère que le gagnant sur le long terme n'est pas celui qui trahit, car il faut bien penser que les résultats prennent en compte toutes les interactions entre les différentes stratégies. D'une manière générale, et cela peut sembler contre intuitif, ce sont les stratégies qualifiées de "gentilles" qui supplantent les autres dans ce tournoi. Le grand gagnant étant celui qui coopère en copie ensuite la dernière action de l'autre. Cette stratégie est appelé "Tit for tat", "œil pour œil" ou "donnant-donnant" en Français.

Le souci de la stratégie "donnant-donnant", c'est qu'il s'avère que pour 2 joueurs qui veulent coopérer, si l'un d'eux fait une mauvaise manipulation, cela peut donner une boucle infinie où chacun trahira l'autre un tour sur deux. Cela peut même devenir une boucle d'éternelles trahisons si une deuxième erreur se glisse dans le système.

Le pardon

Dans un tournoi plus récent, la solution à ce problème a été trouvée dans une nouvelle version : le "donnant-donnant généreux". Celle-ci a de particulier qu'elle accepte qu'une erreur puisse arriver : "Je coopère et je copie, mais je ne trahis que si tu m'as trahis 2 fois à la suite". En gros, elle permet de gérer les erreurs ou les accidents, un peu comme dans la vraie vie, où on peut laisser le bénéfice du doute ou encore se donner le droit de pardonner.

On pourrait penser qu'un gentil se fera toujours avoir, et dans un sens c'est vrai si on ne parle que d'individu et de tirage unique, mais il est vrai également que toutes les interactions ne se limitent pas à 2 personnages dans la vie. Ainsi, ceux qui coopèrent auront toujours un avantage par rapport à ceux qui optent pour la trahison, même si sur le court terme, cela peut sembler avantageux de trahir. C'est un peu comme une arnaque, cela peut rapporter sur l'instant, mais fera évidemment fuir les futurs clients ou associés sur le long terme. L'égoïsme risque fort de se détruire lui-même. En effet, si l'on fait face à une unanimité de personnes qui trahissent, ce comportement poussera à l'extinction dans la durée.

Il semblerait donc que pour améliorer les résultats d'une coopération sur le long terme, il faut :

  • être clair : la communication ouverte est essentielle pour établir la confiance.
  • être gentil et ne pas être le premier à trahir : le confiance mutuelle cultive la confiance.
  • réagir négativement lorsque c'est nécessaire : utilisée de manière réfléchie, la réaction négative peut rétablir un équilibre.
  • ne pas chercher à battre l'autre joueur : orienter les efforts vers la création pour prospérer.
  • rester simple : les stratégies trop complexes demandent trop d'énergie et ne sont souvent efficaces que contre certaines stratégies.

Penser gagnant-gagnant

Darwin serait sans doute ravi de compléter sa théorie de la sélection naturelle par un aspect qui lui manquait : comment expliquer l'altruisme autrement que par l'égoïsme individuel de survie ou la filiation. Hé bien il semblerait que l'algorithme du "donnant-donnant généreux" permet d'en comprendre une piste : sa mise en pratique ne demande pas beaucoup d'énergie car elle est très simple, et c'est statistiquement une stratégie qui empêche les "mauvaises" de perdurer.

Exemple de la domination du "donnant-donnant généreux" (lien du jeu dans les sources)

L'expression qui consiste à croire que pour qu'il y ait un gagnant, il faut forcément un perdant, n'est finalement vrai que dans les jeux, la compétition sportive ou les concours, mais en réalité, la vie et les interactions sociales sont bien plus complexes qu'une partie d'échec. Les réussites et les échecs de l'existence humaine ne sont pas définis de manière aussi binaire et la majorité des situations sont des jeux à somme non-nulle, où le gain de quelqu'un ne signifie pas automatiquement la perte pour un autre.

Dans des domaines variés tels que l'éducation, les amitiés, les relations, la famille, les projets communautaires et les partenariats, la recherche, le développement personnel, l'art et les innovations technologiques, il est possible de créer des situations où plusieurs parties bénéficient et réussissent ensemble. La coopération, le partage des connaissances et des ressources peuvent conduire à des résultats positifs pour toutes les parties impliquées.

Alors oui, la vie est effectivement une sorte de compétition, mais elle est évidemment bien plus que cela. Et malgré de fréquents messages médiatiques qui ne nous incitent pas à nous faire confiance, il ne tient qu'à nous de privilégier une voie plutôt qu'une autre dans ce grand jeu coopératif de la vie.


Post-scriptum & Sources

Dominants / dominés
L'expérience de Baldwin et Meese nous montre comment les animaux peuvent coopérer et utiliser des stratégies pour obtenir ce qu'ils veulent. Deux cochons, un grand et un petit, étaient placés dans un enclos avec un levier d'un côté et une mangeoire de l'autre. Quand un cochon appuyait sur le levier, de la nourriture arrivait dans la mangeoire. On remarque très rapidement que si le petit cochon appuie sur le levier, il ne peut pas empêcher le gros cochon de prendre toute la nourriture. En attendant directement à la mangeoire, le petit cochon peut manger un peu avant d'être poussé. Les résultats montrent que, malgré son apparente soumission physique, le petit cochon adopte une stratégie dominante, qui consiste à attendre à la mangeoire. Ce comportement force le gros cochon, sans stratégie dominante claire, à adopter la stratégie de presser le levier. Conscient que le petit attendrait toujours près de la mangeoire, le gros cochon a assumé la tâche d'actionner le levier. Cela a créé une forme d'équilibre entre les deux : une coopération implicite. Cette dynamique rappelle les relations humaines, où la force et la ruse s'entremêlent pour maximiser les gains et minimiser les pertes. Cela nous montre que la stratégie et la coopération peuvent émerger naturellement, même sans planification consciente, lorsque chaque individu s'adapte aux contraintes et aux opportunités de son environnement.

Des exemples historiques
Les dilemmes du prisonnier qui trouvent une adaptation dans notre histoire sont légions. Pour n'en citer que quelques-uns :
Après des décennies de conflits au cours des deux guerres mondiales, la France et l'Allemagne ont opté pour la coopération avec la création de la communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, jetant ainsi les bases de l'Union européenne. Durant cette même période, suite à la conférence de Yalta visant à discuter du sort de l'Europe après la guerre, un dilemme du prisonnier politique a émergé entre les puissances en place, déclenchant ainsi la guerre froide. Les Etats-Unis et l'Union soviétique se sont retrouvés pris dans un dilemme du prisonnier nucléaire, entraînant une compétition intense et une course aux armements, qui aurait pu tourner à la catastrophe, notamment lors de la crise des missiles de Cuba. Heureusement, la coopération manifestée par le retrait des missiles a prévalu. Cela a initié une détente de l'armement, conduisant ultérieurement à la chute du mur de Berlin en 1989 et la réunification pacifique de l'Allemagne. Aujourd'hui encore, les récents évènements en Europe de l'est montrent que la guerre froide (entre autre) n'est pas révolue et de nouveaux dilemmes économiques, politiques et religieux émergent, et pourraient très rapidement créer un embrasement mondial si la coopération n'est pas mise en avant.

Une adaptation ludique du dilemme du prisonnier : https://ncase.me/trust/ (d'où j'ai tiré les sympathiques images)
Théorie des jeux : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_jeux
Dilemme du prisonnier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_prisonnier
Equilibre de Nash : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89quilibre_de_Nash
Robert Axelrod (l'évolution de la coopération) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Axelrod


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