Une opinion communément admise soutient que la jouissance féminine était naguère ignorée, tandis que le plaisir masculin aurait systématiquement bénéficié d'une attention soutenue dans l'histoire des sciences médicales. Il est intéressant de s'interroger sur les motivations d'un tel postulat et d'en comprendre l'instrumentalisation abusive, ne serait-ce que pour développer l'esprit critique.

Construction de l'idée

Les mouvements féministes du dernier siècle ont cherché à mettre en lumière des aspects négligés de l'expérience féminine, comme le plaisir, la santé ou l'autonomie corporelle. Dans ce contexte, le clitoris est devenu un symbole fort de cette invisibilisation supposée. Cette analyse, bien que légitime dans son objectif de rééquilibrer les discussions, peut parfois projeter un biais rétrospectif, c'est-à-dire qu'il est supposé que l'attention accordée au pénis reflétait un intérêt supérieur pour le plaisir masculin. Les textes historiques ne confirment pas cette prémisse. Dans l'histoire de la médecine, beaucoup de textes ont effectivement documenté les organes sexuels masculins en détail, mais dans des contextes reproductifs, pathologiques ou anatomiques. Cette "abondance" relative de textes sur les organes masculins a pu créer une surinterprétation des données médicales historiques, dans certains travaux modernes, comme une survalorisation du plaisir masculin, comme si c'était implicite. Mais en réalité, ces textes étaient souvent dépourvus de toute mention explicite du plaisir.

Le clitoris a une charge symbolique particulière dans la culture moderne et dans les discussions contemporaines sur le plaisir sexuel, car il est souvent vu comme un organe exclusivement dédié au plaisir, contrairement au pénis, qui a une double fonction reproductive et érotique. C'est ainsi que l'absence de discussion sur le clitoris est parfois interprétée comme un "manque d'intérêt pour le plaisir féminin". Or cela projette une compréhension moderne de la sexualité sur des époques où le discours sur le plaisir, qu'il soit masculin ou féminin, était souvent tabou ou marginalisé. Il existe aussi une tendance à généraliser des exemples spécifiques. Certains exemples bien documentés, comme l'invisibilisation du clitoris dans les manuels médicaux du 19e siècle ou l'omission de son rôle dans des discours scientifiques, sont parfois généralisés à l'ensemble des écrits médicaux ou culturels. Ces cas spécifiques, qui sont bien réels, deviennent alors des preuves globales : si on ne dessine pas le clitoris, alors le plaisir féminin est forcément mis de côté face au plaisir masculin. [...] C'est oublier d'une part que dans ces encyclopédies la notion de plaisir était quasi systématiquement, pour les deux sexes, absente ou partagée, et d'autre part que c'est une vision très contemporaine de voir ainsi l'évolution de l'étude de la sexualité. En effet, est-ce que l'on pouvait en vouloir à Cro-Magnon de ne pas avoir une connaissance parfaite des organes génitaux ? Sans la science, nous en serions toujours au même point, et il va sans dire que nous avons encore beaucoup à apprendre.

La recherche académique a été fortement impactée par les récits militants. Dans le féminisme des années 1960-1970, les récits avaient souvent un rôle correctif, visant à rétablir un équilibre ou en mettre en lumière des négligences passées. Cependant, ils s'appuient régulièrement sur des interprétations symboliques plutôt que sur des faits historiques vérifiables. Cette utilisation abusive a pu être involontaire, mais elle se propage dans les universités et les médias parce qu'elle répond à une demande culturelle de vulgarisation inefficace et de simplification excessive. Il est courant que ces discours se structurent autour de binarités, mettant en confrontation les deux groupes alors qu'ils ne sont pas forcément incompatibles. Et même si le besoin de créer des oppositions permet de rendre les arguments plus percutants, ils peuvent simplifier des réalités complexes. En supposant que le pénis, c'est la reproduction et la valorisation du plaisir masculin, et que le clitoris est le plaisir féminin oublié, on peut créer une opposition efficace mais qui n'est pas historiquement justifiable. Même sil est vrai que les discours culturels et médicaux ont longtemps été marqués par une moindre présence de certaine facette de la sexualité féminine, comme le fait que le clitoris était moins souvent mentionné ou étudié, ces tabous historique s'appliquaient aussi, dans une certaine mesure, au plaisir masculin, qui n'était pas valorisé dans les écrits médicaux, et qui étaient plus centrés sur la reproduction ou la pathologie.

Cela ne signifie pas que ces critiques contemporaines sont dénuées de fondement, mais elles peuvent, sans aucun doute, manquer de nuance. Il faut distinguer ce qui est réellement documenté, comme l'absence relative du clitoris dans les textes, de ce qui est interprété, comme une valorisation implicite du plaisir masculin. Il faut en effet éviter les généralisations simplistes ou tenter de faire des projections modernes sur des textes anciens.

Interprétation contemporaine des sources

Les textes médicaux, scientifiques, philosophiques ou religieux anciens abordent rarement la sexualité et le plaisir sous un angle neutre. Leur contenu reflète souvent des parti-pris culturels ou des priorités différentes, comme la reproduction, les pathologies, la morale, etc... Une grande partie des textes historiques portent sur les fonctions reproductives ou les dysfonctionnements. Il est plus facile de "voir" une impuissance que de "voir" un vaginisme, et tenter de reprocher à ces textes une invisibilisation du plaisir ou des inégalités est une projection de valeurs modernes sur des réalités anciennes.

Cela existe, mais il est rare de trouver des textes historiques qui se concentrent exclusivement sur le plaisir masculin ou le plaisir féminin. La sexualité humaine est souvent envisagée de manière globale, que cela soit dans des contextes de relations interpersonnelles, de reproduction ou de moralité. Le plaisir apparaît plus souvent dans la littérature des textes érotiques, où sont par exemple souvent évoqué dans la période médiévale le plaisir masculin dans le cadre des relations hétérosexuelles. Le plaisir féminin sera fortement mis en avant par des mouvements féministes modernes en produisant des écrits spécifiques à partir des années 1970. Toujours est-il que ces écrits qui abordent cette notion de plaisir, qu'il soit féminin ou masculin, le font souvent dans une relation de comparaison ou d'interaction, et rarement de manière isolée. Historiquement, les médecins, philosophes et sexologues s'intéressaient aux deux genres, même si on ne doit pas oublier que leurs analyses étaient souvent biaisées par les normes et les connaissances de leur époque. "Les mésententes sexuelles et leurs traitements" (Masters et Johnson1 1970) pouvait mettre en lumière les réponses sexuelles des hommes et des femmes, sans favoriser un sexe sur l'autre. Les rapports Kinsey, même si l'éthique tordue de l'auteur est indiscutable, sont deux livres qui rapportent les comportements sexuels chez l'homme (1948) et chez la femme (1953)2. Même dans des ouvrages centrés sur un sexe, l'autre sexe était généralement pris en compte pour des raisons relationnelles.

L'idée que le plaisir masculin aurait été plus documenté ou valorisé découle davantage des critiques modernes que de faits historiques. Dans certains discours, les sociétés dites patriarcales, qui dominaient historiquement la production des connaissances, ont pu avoir tendance à laisser le plaisir féminin en arrière-plan. Mais cela n'implique pas une attention exclusive au plaisir masculin. D'ailleurs, les tabous entourant le plaisir sexuel, qu'il soit masculin ou féminin, étaient omniprésents dans de nombreuses époques historiques. Le Marquis de Sade était une lecture hors norme à l'époque, alors qu'elle semble aujourd'hui une lecture assez banale, qui passerait sans doute inaperçue tant la concurrence est dense. Il serait sans doute impossible au marquis d'écouler à 40 millions d'exemplaires ses écrits comme cela l'a été pour un Cinquante Nuances de Grey.

Les conditions de vie de ces époques passées expliquent aussi pourquoi le plaisir, physique ou intellectuel, n'était pas un sujet central des discussions pour la majorité de la population. Les préoccupations étaient surtout tournées vers la survie, le travail, la religion et les obligations familiales, ce qui laissait peu de place à la réflexion sur des sujets considérés secondaires ou frivoles. Les débats sur le plaisir étaient souvent réservés à des cercles privilégiés, tels les aristocrates, qui disposaient du luxe du temps et des ressources pour philosopher ou expérimenter. Aujourd'hui, même les classes modestes bénéficient d'un confort matériel qui était inaccessible à la majorité des aristocrates d'autrefois. Alors d'une manière comparable mais maintenant pour une part très importante de la population, ces débats sur la sexualité, ces discussions de bien-être ou ces envies de modes de vie alternatifs s'intensifient. Les livres, les podcasts et les forums en ligne sur ces sujets pullulent. La publicité, les réseaux sociaux et la culture populaire rendent ces sujets accessibles à presque tous, nous faisant croire que nous avons une expertise dans le domaine, que nous savons mieux que nos ancêtres ce qu'ils ont vécu, alors que la seule chose que nous ayons fait est de déplacer nos priorités. Nous sommes passés d'un système centré sur la survie et la communauté à un individualisme de plus en plus profond. Toujours en recherche de plaisir, de bien-être et de modes de vie plus épanouissants, nous n'arrivons jamais véritablement à nous en satisfaire ou seulement de manière temporaire.

Les asymétries perçues, comme l'idée que le clitoris était négligé, sont le reflet des priorités culturelles ou médicales, qui ne mettaient pas toujours l'accent sur le plaisir, quel que soit le sexe.

Les contre-échantillons

Une comparaison des textes médicaux anciens et modernes révèle une évolution dans la manière dont la sexualité, et en particulier le plaisir, est abordée. Dans l'antiquité, des figures comme Galien3, influencé par Hippocrate, percevaient le plaisir (sexuel) comme un sous-produit de la reproduction, nécessaire pour garantir la survie de l'espèce plutôt que comme une fin en soi. Bien qu'il mentionna le clitoris au IIe siècle, il le considérait comme un "pendant imparfait" du pénis, plus conçu pour la procréation que pour le plaisir. Aristote4, voyait la sexualité féminine comme mystérieuse et insaisissable, reflétant une ignorance plus qu'une indifférence. En sautant quelques siècles, on peut citer les manuels médicaux tels que les Troluta de Salerne, écrit par Trota de Salerne5, une médecin du Moyen Âge ayant vécue aux alentours du XIe siècle. Ces textes étaient consacrées aux troubles féminins, non par souci de leur bien-être, mais principalement pour garantir la fertilité. A la renaissance, André Vésale6, anatomiste, a corrigé plusieurs erreurs de Galien, mais a délaissé le clitoris dans ses planches anatomiques. Ce n'est qu'avec les travaux de Kinsey, même si je n'apprécie guère l'éthique du personnage, que le plaisir féminin a trouvé sa place dans les discussions médicales.

L'influence des doctrines religieuses sur la perception de la sexualité est aussi bien présente depuis plus de deux millénaires. Si l'Antiquité gréco-romaine n'hésitait pas à évoquer le plaisir (sexuel), je pense par exemple aux fresques de Pompéi ou aux textes d'Ovide qui célèbrent l'érotisme, le christianisme a rapidement instauré une nouvelle grille de lecture, mettant en avant la méfiance vis-à-vis du corps et de ses désirs. Saint Augustin7, au IVe siècle, considérait la sexualité comme marquée du péché originel, tolérée uniquement dans le cadre du mariage et de la procréation. Il ne s'agissait pas d'ignorer le plaisir mais de le redouter, comme un feu susceptible de consumer l'âme si on le laisser déborder. Ce rejet s'appliquait autant aux hommes qu'aux femmes. Hildegarde de Binger8, abbesse du XIIe siècle, décrira avec précision l'anatomie féminine dans ses écrits médicaux, mais elle soulignera l'importance de la chasteté et de la maîtrise des pulsions. Même lorsque la sexualité masculine était abordée, par exemple dans les débats médiévaux sur l'impuissance comme motif d'annulation du mariage, c'était toujours sous l'angle de la fonction, jamais de la jouissance. Ce sont seulement avec des figures comme le marquis de Sade que l'on voit émerger une critique virulente de cette censure religieuse qui touchait les deux genres.

Lorsqu'on élargit le regard, le Kamasutra de Vatsyayana, rédigé entre le IIIe et le Ve siècle, se distingue par sa description minutieuse des plaisirs charnels, mais surtout par sa reconnaissance explicite du désir féminin. Loin d'être un simple manuel érotique, cet ouvrage philosophique accorde au plaisir féminin une place centrale, presque sacrée. En parallèle, les textes taoïstes en Chine vantaient l'art de l'union sexuelle où le plaisir féminin était jugé essentiel pour préserver l'énergie vitale de l'homme. Le Parfum des prairies, rédigé par Cheikh Mohammed Nefzaoui au XVe siècle, traite de la sexualité et détaille les préférences féminines et les moyens de les satisfaire. Toutes ces traditions sont évidemment idéalisées, mais elles rappellent que l'occultation du plaisir féminin n'a jamais été universelle. D'un certain point de vue, on pourrait même leur reprocher de vouloir augmenter artificiellement la libido féminine dans le but de satisfaire le corps masculin. Comme nous n'avons personne de l'époque avec qui en discuter, cela restera une simple supposition.

Régine Pernoud, dans ses livres comme les femmes aux temps des cathédrales, essaye de déconstruire les clichés sur le Moyen Âge, car les historiens eux-mêmes peuvent avoir projeté leurs propres idées contemporaines sur des textes anciens. Le féminin a été représenté dans l'art, les peintures, les sculptures ou la littérature, et ce quelles que soient les époques, preuve en est par exemple par le travail minutieux de Jean-Pierre Duhard et Brigitte et Gilles Delluc, qui répertorient plus de 240 représentations de vulves datant du paléolithique9.


En fin de compte, on se doit de dépasser les projections simplistes ou les oppositions artificielles dans notre manière de comprendre le passé. Bien qu'il soit naturel pour un enfant de repousser l'idée de la sexualité de ses parents, il lui est tout aussi naturel de reconnaître qu'il n'est pas né par miracle. De la même manière, même si nous aimons penser que nous sommes plus éclairés que nos ancêtres, il serait sage de se rappeler que l'amour n'est en rien une invention moderne.

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Masters_et_Virginia_Johnson ↩︎
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Rapports_Kinsey ↩︎
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Galien ↩︎
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Aristote ↩︎
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Trotula_de_Salerne ↩︎
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/André_Vésale ↩︎
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Augustin_d'Hippone ↩︎
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Hildegarde_de_Bingen ↩︎
  9. https://www.hominides.com/html/references/representation-intimite-feminine-art-paleolithique-0834.php ↩︎

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